Samedi dernier, Inventer à gauche, le cercle de réflexion réformiste et européen que je préside, organisait à Strasbourg ses deuxièmes Rencontres, celles-ci ayant la particularité d’être franco-allemandes. Ce fut un véritable succès, tant sur le plan de la qualité des débats et des intervenants que sur la participation, puisque plus de 400 personnes sont venues y assister, dont la moitié de moins de 30 ans.
Je vous invite à prendre connaissance du discours que j’ai prononcé en conclusion de nos travaux, ainsi que du communiqué de presse co-signé par des responsables politiques français et allemands :
Au terme de cette belle journée de travail et de réflexion, je peux d’ores et déjà vous annoncer une première bonne nouvelle : nous avons battu un record par rapport à nos précédentes rencontres à Grenoble, avec plus de 400 participants !
Preuve que nous avons fait le bon choix en organisant ce rendez-vous franco-européen à Strasbourg, capitale européenne, ce 22 janvier, date du 48ème anniversaire du Traité de l’Elysée : lieu et date symboles de la réconciliation franco-allemande. Preuve que l’on peut parler du fond, de l’avenir, de projets sans ennuyer, sans s’ennuyer, grâce à la qualité des intervenants et des débats.
Merci donc à nos hôtes strasbourgeois :
– Roland Ries, Sénateur-Maire de Strasbourg,
– Jacques Bigot, Président de la Communauté urbaine de Strasbourg,
– Alain Fontanel, Adjoint au Maire et Vice-président de la CUS,
– Jean-Baptiste Germet, Animateur fédéral du MJS du Bas-Rhin.
Sans oublier bien entendu ceux qui ont fait la réussite de cette journée dans l’équipe d’organisation :
– Yves Zimmerman et Tavana Livardjani pour les Strasbourgeois,
– Peter Gay et Ute Hang pour la Fondation Friedrich Ebert,
– Fabien Verdier pour Inventer à Gauche,
– Yann d’Ascoli et David Bousquet pour les Grenoblois.
Au cours de la journée, j’ai griffonné quelques notes pendant nos débats passionnants et parfois fracassants. Et il me faudrait le talent diplomatique de Dominique de Combles de Nayves pour faire croire que l’on peut en sortir une synthèse équilibrée et définitive…
En ce qui concerne le diagnostic, tout le monde s’accorde à dire que l’Europe va mal. Nos concitoyens nous le disent, avec des réflexes nationaux et une perte réelle du sentiment communautaire, avec comme toujours un mélange de rationnel et d’irrationnel. Exemple de ce sentiment : 37% des Allemands se disent favorables à l’abandon de l’Euro. Quant à la France, elle doute d’elle-même et, pour reprendre le diagnostic de Jean-Paul Delevoye, Médiateur de la République, sur le délitement du lien social : « on est passé du bien vivre français à un véritable mal vivre ».
Comme l’a dit ce matin Hubert Védrine, l’Europe ne s’est jamais donné les moyens de devenir une puissance militaire. Sa puissance économique est minée par un manque de coordination et une certaine ingénuosité vis-à-vis des pays émergents, en particulier la Chine. Le tout sans leader capable aujourd’hui de relancer la machine : Barroso n’est pas Delors, Sarkozy n’est pas Mitterrand et Merkel n’est ni Schroeder ni Kohl.
Quant au couple franco-allemand, il est devenu très déséquilibré au point que seulement 18% des Allemands et 31% des Français veulent voir pour nos 2 pays des relations privilégiées. L’Allemagne exporte, la France importe. A la stabilité financière allemande (aidée par l’obligatoire équilibre budgétaire des Landers) s’oppose un déficit abyssal des comptes français. Inversement, la France bénéficie d’un accroissement de sa population, qu’elle doit d’ailleurs non au solde migratoire comme l’Italie ou l’Espagne, mais bel et bien au nombre de ses naissances, autrement dit à sa « richesse vitale ». Un atout à terme par rapport à l’Allemagne où la population continue de décliner.
Ceci étant dit, il n’en reste pas moins vrai que l’Allemagne et la France constituent potentiellement la deuxième puissance économique du monde : 6500 milliards de dollars consolidés de PIB, derrière les Etats-Unis (14200 milliards) mais devant le Japon (5000 milliards) et la Chine (4400 milliards).
Dans une évolution historique où tous les grands défis – économiques, sociaux et environnementaux – sont devenus mondiaux, nous n’avons plus le choix si nous voulons exister et nous développer. Et nous tourner vers le monde, ce n’est pas tourner le dos à l’Europe : c’est faire une analyse réaliste de notre destin et revenir vers l’Europe avec les bonnes réponses.
Si nous voulons passer des commémorations à la préparation de l’avenir, de la nostalgie aux questions économiques et géostratégiques, il nous faut d’abord reconnaître la réalité. Et reconnaître la réalité, c’est accepter la confrontation mondiale et reconnaître pour la France les efforts effectués depuis de longues années maintenant par l’Allemagne. Efforts de stabilité financière, d’investissement et de réformes utiles et efficaces, qui ont été largement facilités par la culture de laboratoire contractuel des Allemands, où les contraintes sont d’autant mieux acceptées qu’elles résultent d’une négociation avec contreparties.
Pour autant, l’Allemagne ne peut s’en sortir seule dans un contexte mondial qui déplace vers le haut le niveau de la taille critique nécessaire à la compétition. Un sage proverbe africain nous rappelle d’ailleurs que « seul, on va plus vite, mais ensemble on va plus loin ».
Permettez au montagnard que je suis cette métaphore : en montagne, le solo est possible, mais la cordée est plus sûre. On lie des destins, on s’appuie sur une véritable solidarité dans les difficultés, on assume ensemble droits et devoirs. Dans une cordée, ce n’est pas forcément le même qui est toujours en tête : on assume une part d’asymétrie quand cela devient nécessaire dans l’effort pour ouvrir une voie. Et puis la cordée n’est d’ailleurs pas forcément limitée à 2 ! Bref, on additionne atouts et richesses de tous, sans nier la personnalité (la souveraineté comme dirait Hubert Védrine) de chacun mais en refusant le repli sur soi, en jouant la solidarité envers les moins forts à un moment. Voilà pourquoi je préfère l’idée de cordée à celle de couple pour décrire l’avenir que je souhaite pour la France et l’Allemagne, capable de donner un sens au « rebond européen » dont parlait Elie Cohen.
Une cordée pour un projet d’ascension, parlons plutôt d’expédition dans le contexte mondial, nécessite de bien fixer l’objectif, le budget et la stratégie. L’objectif, pour des socio-démocrates, doit être avant tout lié à l’emploi, première des solidarités, ce qui oblige à s’engager sur la voie de la compétitivité et de la croissance en privilégiant les politiques liées à l’innovation et à la recherche, alors que 42% des dépenses actuelles au niveau européen sont dévolues à la PAC et au développement rural. C’est l’ingénieur de formation et le Maire de Grenoble qui vous le dit : il faut enfin accepter qu’il y ait en Europe et déjà en France (comme c’est déjà le cas en Allemagne) une véritable politique industrielle, comme partout dans le monde, y compris aux Etats-Unis.
De nombreuses propositions peuvent déjà être mises en avant, dont certaines peuvent relever du plus long terme. Il nous revient de combattre les politiques de droite, droite au pouvoir en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne et dans bon nombre de pays européens, mais aussi de proposer au-delà de la déclaration commune PS/SPD que rappelait Jean-Christophe Cambadélis :
– création d’un fonds franco-allemand d’innovation,
– création de pôles industriels communs, sur le modèle d’EADS,
– fusion d’entreprises, comme l’évoque Léo Apotheker, PDG d’Hewlett Packard, qui n’est pas un dangereux gauchiste, avec des chemins de fer communs (SNCF et Deutsche Bahn)
– mise en place d’une zone européenne de l’enseignement supérieur et de la recherche, face à la Chine et à l’Inde qui forment chaque année 300 000 et 400 000 ingénieurs,
– constitution d’une véritable Communauté européenne de l’environnement, de l’énergie et de la recherche (C3ER) avec l’ambition de promouvoir une véritable taxe carbone, en commençant s’il le faut au plan énergétique et du développement durable avec l’Allemagne et la France, via un grand ministère commun de l’environnement, de l’écologie et de l’énergie.
Nous devons également avoir un objectif d’ascension qui soit à la fois économique ET social :
– avec des services publics européens protégés et renforcés, avec des clauses obligatoires de tarifs sociaux pour les plus démunis : 50 millions d’européens par exemple ne peuvent plus payer leurs factures énergétiques aujourd’hui,
– avec un modèle d’entreprise européenne avec, pour reprendre la logique du propos de Marcel Grignard, une implication beaucoup plus forte des salariés à tous les niveaux, ces derniers étant impliqués a priori et non a posteriori (comme trop souvent aujourd’hui en France au moment des plans sociaux ou de sauvegarde de l’emploi) ; bref aboutir à un droit commun franco-allemand de l’entreprise, qui fonde un « modèle européen de développement » soucieux du long terme et conciliant performance économique et cohésion sociale,
– avec une politique d’évaluation, via une agence de notation économique, sociale et environnementale franco-allemande indépendante.
Enfin, notre objectif d’ascension doit d’être associé à un budget conséquent pour mener une politique ambitieuse. Celui-ci pourrait être adossé à un grand emprunt, orienté exclusivement sur les investissements d’avenir.
Et en attendant, nous devons militer en faveur d’une présentation des budgets nationaux autorisant des regards croisés des Etats membres de l’Union européenne, et d’abord au niveau franco-allemand avec notamment une harmonisation des calendriers budgétaires et avis consultatifs des deux parties comme le proposait Hubert Védrine. Le tout avec en arrière-plan la volonté de créer un Fonds monétaire européen, garant de plus d’exigence et de solidarité au sein de l’Union.
En conclusion, je tiens à vous rappeler que l’on ne peut parler d’avenir sans parler des jeunes qui ne sont pas un problème, mais bien au contraire une chance, un espoir pour nos pays, pour l’Europe et pour le monde. A cet égard, on ne peut que regretter ce qui s’est produit cet été à Grenoble, avec un Président de la République française porteur d’un message stigmatisant à l’égard d’une jeunesse, d’un quartier, d’une ville… et prononçant un discours que nous avons tous décrié avec raison.
Mais soyons lucides : les jeunes Français peuvent être plus attirés par New York ou Barcelone que par les villes universitaires allemandes. L’allemand n’est plus une langue véhiculaire, contrairement à l’anglais ou à l’espagnol. Quant aux jeunes Allemands, ils ne sont que moyennement attirés par la France. C’est pourtant une question centrale nécessitant des initiatives éducatives et culturelles fortes.
Certains ont évoqué un service civique pour garçons et filles, des cycles bilingues franco-allemands, plus fortement des universités franco-allemandes à l’exemple de la coopération entre Metz et Karlsruhe, voire même un championnat de foot franco-allemand, mais ça c’est pour le très très long terme, bien après le Fonds monétaire européen ou le Gouvernement économique européen !
On ne peut pas non plus parler d’Europe et de monde, sans parler des citoyens et du droit de vote. Nous devons enfin faire en sorte que les étrangers résidant depuis un certain nombre d’années dans nos pays puissent avoir le droit de vote et d’éligibilité aux élections locales. Et, entre la France et l’Allemagne, pourquoi ne pas imaginer qu’au bout de trois ans de résidence d’un Allemand en France ou d’un Français en Allemagne, il puisse voter à toutes les élections, locales comme nationales ?
Enfin, au terme de ces rencontres, on ne peut évoquer ce nécessaire engagement franco-allemand pour l’Europe, sans revenir à nos délices politiques nationaux. Droite ou gauche, ce moteur est nécessaire pour l’Europe. Il facilitera les choses pour la social-démocratie, aujourd’hui en difficulté partout dans l’Union. Pour nous Français, concernant l’échéance présidentielle de 2012, il faudrait que cette question ne soit pas un sujet d’évitement, ni pour nos primaires socialistes, ni pour nos alliances à gauche !
Maintenons la pression – cela pourrait être notre engagement politique, syndical et militant de cette journée – en prenant une nouvelle initiative à Berlin fin mai en marge de la session du Bundestag, en partenariat avec la Fondation Friedrich Ebert et le groupe parlementaire SPD.
Alors, en pensant à ma belle-famille dont une partie a perdu la vie dans les camps de concentration nazis et les goulags soviétiques, en pensant à Mitterrand et Kohl main dans la main à Verdun, en pensant à Beethoven dans l’hymne européen mais aussi joué à Auschwitz, je veux conclure avec des termes d’espoir et d’avenir. En pensant à la belle idée du socialisme et de la démocratie, je conclus donc, comme je l’avais fait il y a un peu plus d’un an à Grenoble, avec René Char :
« A chaque effondrement des preuves, la politique doit répondre par une salve d’avenir ».
Merci beaucoup !
Vielen danke !
Communiqué de presse
La rencontre d’échanges et de débats organisée à Strasbourg le 22 janvier 2011 par la Fondation Friedrich Ebert et Inventer à Gauche, club réformiste et européen, a mis en lumière les risques graves et persistants qui pèsent sur la construction européenne :
— le risque d’effondrement de la zone euro, rendu possible par des dérèglements financiers qui frappent plusieurs pays européens ;
— le risque de perte de compétitivité et donc de déclassement de l’Europe, à l’exception notable de l’Allemagne,
— le risque d’une crise de confiance des peuples européens à l’égard d’institutions qui ne les protègent pas du chômage et de l’insécurité économique et sociale.
Face à cela, les socialistes et sociaux-démocrates européens doivent avec courage et lucidité, reprendre l’offensive :
— D’abord, une offensive idéologique, car il est trop facile de céder au pessimisme de l’intelligence, en oubliant que pour les mères et les pères fondateurs de l’Europe, rien n’aurait été possible sans l’optimisme de la volonté. Il nous faut donc nettement réaffirmer notre engagement européen et notre certitude que de nouveaux espaces s’offrent pour mobiliser les énergies et catalyser des espoirs ;
— Ensuite, une offensive économique et sociale, pour offrir des projets susceptibles de contrebalancer l’idée trop souvent répandue qu’il n’y a plus d’avenir pour une industrie européenne puissante, capable de rivaliser avec l’industrie nord-américaine et celle des pays émergents.
A cet égard, l’Allemagne montre la voie. Il appartient donc à d’autres pays, dont la France, de prendre sa part pour permettre de dégager les ressources suffisantes, par la maîtrise de ses finances publiques. L’effort de rigueur indispensable au continent européen doit être un effort juste et équilibré, car il n’est ni possible socialement, ni efficace économiquement, de le faire porter sur les seuls salariés ;
— Enfin, une offensive politique : oser, pour les femmes et les hommes de gauche réunis lors de ce colloque, lever un tabou et questionner le moteur franco-allemand. Il n’est pas possible que cet élément essentiel au projet européen devienne source d’indifférence ou d’incompréhension, comme hélas, aujourd’hui, chacun peut le constater.
Nous devons donc nous engager résolument pour une intégration politique et économique entre les deux pays et cela passe aujourd’hui par des échanges réels, dégagés de tout esprit de rituel marqué par la paresse et la routine.
Nous estimons que c’est un devoir historique des partis socialistes et sociaux-démocrates, des syndicats et du monde associatif. Ce devoir nous est dicté par l’Histoire. Il doit être également porté par l’exigence de transmettre aux nouvelles générations, une Europe forte et rayonnante dans laquelle elles peuvent à nouveau espérer.
Ce sera le thème de notre prochaine réunion à Berlin en mai 2011.
Signataires :
Michel Destot, Député-Maire de Grenoble et Président d’Inventer à gauche,
Roland Ries, Sénateur-Maire de Strasbourg
Michel Rocard, ancien Premier ministre
Catherine Trautmann, ancienne ministre, Présidente de la Délégation Socialiste Française au Parlement Européen
et
Günter Gloser, Député, ancien ministre délégué chargé des affaires européennes
Herta Däubler-Gmelin, ancienne ministre de la justice
Axel Schäfer, Député, Vice-président du groupe parlementaire du SPD, chargé des questions européennes
Dieter Schulte, ancien Président du DGB et Président adjoint de la Fondation Friedrich Ebert