« La France est en panne d’un discours fédérateur » Gilles Kepel

Juil 27, 2014 | Actualités, International | 0 commentaires

Photo Roberto Frankenberg

Je vous fais partager ce dimanche des extraits de l’interview de Gilles Kepel, politologue spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain, professeur des universités à l’Institut d’Études Politiques de Paris et membre de l’Institut Universitaire de France,parue dans Libération le 20/07/2013.

J’y vois là un complément à l’analyse portée par Elie Barnavie sur l’importation du conflit israélo-palestinien en Europe et en France, que j’ai partagé précédemment sur mon blog.

Retrouvez l’interview complète au lien suivant  –> http://www.liberation.fr/societe/2014/07/20/la-france-est-en-panne-d-un-discours-federateur_1067401

Comment analysez-vous l’invasion terrestre de Gaza par Israël ?

C’est la conséquence logique de l’impasse dans laquelle se sont retrouvés les deux adversaires : aucun ne peut apparaître victorieux à ce jour, et ils n’ont d’autre choix que le quitte ou double. Benyamin Nétanyahou, soumis à de fortes pressions de la droite de sa coalition, des colons et des habitants du sud du pays – zone la plus touchée par les roquettes et où le Hamas parvient même à creuser des tunnels pour infiltrer des combattants -, n’a pas atteint son but de guerre déclaré : l’arsenal de Gaza n’a pas été éliminé, et la popularité du Hamas, au plus bas avant l’affrontement, est à son zénith, comme figure de résistant héroïque du peuple palestinien, voire fédérateur de toutes les causes arabo-musulmanes, du Moyen-Orient aux banlieues européennes. Le Hamas, de son côté, en refusant la trêve d’inspiration égyptienne, a donné le sentiment qu’il avait l’initiative, damant le pion à la plus forte armée de la région. Mais cette surenchère à court terme ne saurait masquer son affaiblissement structurel : dissocié du régime d’Al-Assad, qui l’abritait, et de l’Iran depuis le début des révolutions arabes, détesté par le maréchal Al-Sissi qui a coupé la plupart des tunnels d’approvisionnement entre Gaza et l’Egypte, le Hamas est ruiné et isolé de ses parrains traditionnels. Son stock d’armement reste important mais pas inépuisable. S’il parvient avec ça à empêcher Israël de proclamer la victoire, et s’il contraint son armée à s’embourber dans le marais humain de Gaza avec son 1,7 million d’habitants entassés sur 360 km², avec des pertes israéliennes et des images de civils tués qui auront un coût insupportable pour Nétanyahou, il en aura tiré un avantage politique décisif, au détriment de l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas.

Y a-t-il un risque d’importation de ce conflit en France ?

Ce contre-la-montre mortifère s’inscrit dans la redistribution des cartes au Moyen-Orient, entre la négociation nucléaire irano-occidentale, les guerres civiles de Syrie et d’Irak où les jihadistes sunnites de l’État islamique ont pris la main de la rébellion, mais il a bien sûr pour effet pervers de comporter des risques de déstabilisation de nos sociétés européennes. Le pire des scénarios serait qu’il permette à des jihadistes de retour de Syrie ou d’Irak, dont l’impact reste pour l’instant limité – en dépit des alertes, dont l’affaire Nemmouche est la plus inquiétante -, de se livrer à des exactions anti-juives au prétexte de venger les victimes de Gaza. Jusque-là, le terrorisme jihadiste sur notre sol ne bénéficiait d’aucun soutien populaire significatif. Le climat change quand on voit, comme la semaine dernière, des groupes de jeunes des quartiers populaires effectuant la fameuse quenelle de Dieudonné avec un missile Qassam en carton et quand une manifestation dégénère près d’une synagogue entre certains de ceux-ci et le service d’ordre de la Ligue de défense juive.

[…]

Le salafisme dans les quartiers populaires a une grande visibilité comme marqueur du territoire car son socle de valeurs s’affiche en rupture avec celles de la société française. Il s’adresse à des jeunes en désarroi, leur fournissant des solutions alternatives, des codes moraux qui, jusque-là, pouvaient être vus par les autorités françaises comme non problématiques, plutôt comme une auto-ghettoïsation. Une poussée perçue par certains comme un moyen de réguler la délinquance et la toxicomanie, à la façon des Black Muslims aux États-Unis. Face à ce modèle proposé par les salafistes, il n’y a pas de discours prégnant de la nation. Comparé aux Etats-Unis où il y a un vrai mythe de la nation, avec l’ode au melting-pot ou au multiculturalisme, la France est en panne d’un discours fédérateur et intégrateur. La laïcité, qui en était le ferment, est perçue dans les cités non comme un espace neutre où tout le monde aurait sa place, mais comme un discriminant anti-islamique. Un sentiment poussé très fort par les entrepreneurs de l’islamisme qui présentent la laïcité comme le socle de l’islamophobie tout en proposant des alternatives communautaires, articulées autour de l’exacerbation du halal comme clôture identitaire.