Mes années au service des Grenoblois (6) : « Ce n’est qu’avec le passé qu’on fait l’avenir »

Nov 19, 2013 | 1995-2014, Actualités | 0 commentaires

Dans quatre mois aura lieu le renouvellement des conseils municipaux. Un moment important où la population portera une appréciation sur l’action de la municipalité sortante et sur le projet proposé pour le mandat à venir. Maire de Grenoble depuis 18 ans, il me parait utile et démocratique de revenir sur ce parcours municipal qui s’interrompra pour moi en mars prochain, ayant décidé de passer le relais à une équipe renouvelée, conduite par mon 1er adjoint Jérôme Safar. Je reviens donc, par une série de tableaux que je souhaite vivants et personnels, sur une activité qui marquera sans nul doute un moment exceptionnel de ma vie.

Inauguration de l’esplanade Pierre Fugain (2010)

« Oublier les enseignements du passé serait non seulement trahir le passé et renier le combat de nos frères, mais aussi hypothéquer l’avenir » (Aimé Bonifas, résistant, déporté).

Depuis 1995, les rencontres de la mémoire ont constitué pour moi des moments toujours forts, parfois bouleversants.

Des moments où l’on se sent immensément redevable de ceux qui ont fait face aux pires épreuves et les ont surmontées pour bâtir avec constance, avec vaillance, le beau pays dans lequel nous vivons, la ville magnifique qu’est devenue Grenoble.

Un pays de culture, de valeurs et de principes. Un pays pacifique. Un grand et beau pays, vraiment.

Une ville citoyenne, ouverte sur le monde, une ville que j’aime au présent et au passé aussi. Un passé parfois tumultueux, souvent frondeur, dont on extrait sans peine les épisodes remarquables qui attestent son ardeur.

Mais que cherchons-nous à travers la remémoration d’événements tragiques longtemps après les faits ? Qu’y cherchons-nous quand la continuité du passage de la mémoire à l’histoire semble assurée ? Alors que l’Europe, vieux territoire de conflits, semble avoir retenu la leçon d’un 20ème siècle désastreux en hissant la paix au premier rang de ses objectifs depuis des décennies ?

Camp d’extermination d’AUSCHWITZ-BIRKENAU

Comment pourrais-je oublier ce mois d’hiver 1991, où, jeune député, je foulais pour la première fois le sol lituanien, à la recherche des racines de ma belle-famille ? Je me souviendrai longtemps du visage de cet homme de 60 ans, revenu de Sibérie deux ans plus tôt après 37 ans de déportation et qui venait d’être élu député au Seimas de Lituanie. J’avais en face de moi un « collègue » qui avait connu de telles épreuves mais qui croyait si fort à la liberté retrouvée, à l’espérance européenne, au beau destin de son pays que je restais sans voix, bouleversé par ce témoin vivant de l’histoire tragique du XXème siècle.

Je me rendais alors à Ukmergé, ville d’origine de ma belle-famille, victime au cours des décennies des pogroms successifs qui secouèrent cette partie de l’Europe. La communauté juive qui représentait avant-guerre la moitié de la population (un peu moins de 100000 habitants) avait été décimée. Il ne restait que 4 couples de septuagénaires !

Shoah par balle, extermination à Auschwitz et dans les camps de la mort, déportation en Sibérie pour finir… Je découvrais alors, qu’en dehors de la diaspora, ma belle-famille n’existait plus. La civilisation ashkénaze avait été anéantie.

Déposant une gerbe sur ce qui faisait office de cimetière juif, une pierre recouverte d’herbes sauvages dans un terrain vague, je méditais, envahi par les larmes, sur l’un des plus grands drames de l’humanité.

Cérémonies commémoratives de la mort du général de Gaulle à Colombey-les-Deux-Eglises (2013)

Grenoble a été jumelée quelques années plus tard avec Kaunas, deuxième ville de Lituanie, après avoir été capitale dans l’entre-deux-guerres. Et j’ai toujours tenu à emmener les délégations que je conduisais au Fort 9, symbole de cette tragédie passée.

Il y a 70 ans, à Londres, le 18 juin 1943,  Pierre Brossolette lançait cette exhortation :

Inauguration de l’esplanade Alain Le RAY (août 2008)

« Colonels de trente ans, capitaines de vingt ans, héros de dix-huit ans, la France combattante n’a été qu’un long dialogue de la jeunesse et de la vie. Les rides qui fanaient le visage de la Patrie, les morts de la France combattante les ont effacées ; les larmes d’impuissance qu’elle versait, ils les ont essuyées ; les fautes dont le poids la courbait, ils les ont rachetées. En cet anniversaire du jour où le général de Gaulle les a convoqués au banquet sacré de la mort, ce qu’ils nous demandent ce n’est pas de les plaindre, mais de les continuer. Ce qu’ils attendent de nous, ce n’est pas un regret, mais un serment. Ce n’est pas un sanglot, mais un élan. »

Le magnifique courage opposé par les Grenoblois à la terreur et au crime au long de l’automne sanglant de 1943 a valu à notre Ville de recevoir la croix de l’ordre de la Libération. Quelle émotion pour moi de rappeler chaque année ces événements terribles et de commémorer l’honneur solennel rendu le 5 novembre 1944 par le Général de Gaulle à l’héroïsme de ces hommes et de ces femmes d’un temps qui s’efface !

Occasion d’évoquer particulièrement la mémoire du Général Alain Le Ray, qui prit le commandement des FFI de l’Isère au début de mai 1944 après la disparition tragique du commandant Albert de Reynies.

Inauguration de l’allée Henri Frenay, chef du mouvement de Resistance « Combat » (2009)

Occasion de citer les Chanceliers de l’Ordre dont j’ai eu le privilège de croiser la route au fil des années: les Généraux d’Armée Jean Simon et Alain de Boissieux, le Premier Ministre Pierre Mesmer, le Professeur François Jacob et le Colonel Fred Moore. Et de dire ma gratitude à mes collègues élus qui se sont investis à mes côtés durant toutes ces années sur les questions de mémoire: Jean-Paul Roux, Georges Lachcar et Jean-Michel Detroyat.

Au nom de l’espérance par et pour l’homme, il nous appartient de dire et de redire que le 11 novembre 1943, l’esprit de liberté qui a soufflé sur notre ville a été plus fort que la défaite, plus fort que la peur, plus fort que l’humiliation. De dire et redire que ce 11 novembre 1943 témoigne de la force irrépressible de la conviction quand les ombres mortifères de la capitulation insinuent, quand la gangrène de l’indignité gagne, quand les valeurs sacrées de l’humanité sont en péril.

Pour contribuer, selon l’expression de Vladimir Jankelevitch, à la « méditation inépuisable » qu’appelle l’imagination criminelle nazie. Et qui hélas trouve sans cesse de nouveaux champs de déploration.

 

Commémoration à l’occasion de l’anniversaire de la Libération du camp d’extermination d’AUSCHWITZ-BIRKENAU.

C’est ce que nous avons fait en hommage aux résistants, aux déportés. Déportés juifs livrés par le régime de Vichy aux nazis, à Grenoble hélas comme ailleurs, dont nous évoquons le souvenir chaque 26 juillet souvenir de la principale rafle de 1942. Déportés politiques, notamment les 400 d’entre eux qui ont été envoyés dans les camps à l’issue de la manifestation patriotique du 11 novembre 1943. Chaque 27 janvier, nous commémorons aussi fidèlement la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau, cérémonies marquées toutes ces années par les témoignages poignants de mon amie Simone Lagrange, rescapée de l’enfer nazi. Dans le courant de mon premier mandat, j’avais par ailleurs souhaité la mise en place d’une Commission d’Enquête sur la spoliation des Juifs à Grenoble sous Vichy, qui a conduit à la publication d’un ouvrage sur l’aryanisation économique et les spoliations en Isère entre 1940 et 1944 avec l’inestimable concours de Tal Bruttmann qui fait autorité en la matière.

Je pense aussi à l’exposition sur l’espace public d’objets de mémoire mais aussi aux dénominations de rues ou de places, qui favorisent les rassemblements du souvenir ou, simplement, qui mettent le présent et le passé en résonance chez ceux dont le regard est accroché au passage par un mot, un nom, une date…

Commémoration de l’abolition de l’esclavage (mai 2009)

 

Je garderai également à l’esprit l’émotion et le recueillement de la communauté arménienne rassemblée chaque 24 avril parc Paul Mistral devant le Khatckar, inauguré en 1999 ; ceux de la communauté chilienne au rendez-vous annuel du 11 septembre, jour anniversaire de l’assassinat du président Allende en 1973 ; les rassemblements au monument dédié à Solidarnosc, parc Hoche, et face à la plaque en mémoire de Toussaint Louverture et aux victimes de l’esclavage, au Jardin de Ville.

Et de tant d’autres occasions où, réunis généralement dans la tristesse, le regret et le sentiment de perte, nous avons réaffirmé, malgré tout, une commune espérance dans l’humanité.

Et j’ai toujours eu à cœur de profiter des voyages que nous faisions dans nos villes sœurs pour renforcer ce travail de mémoire, ce devoir d’histoire.

Chaque 24 avril la communauté arménienne se rassemble parc Paul Mistral devant le Khatckar inauguré en 1999.

Mémorial de Yad Vashem.

Ainsi à Jerusalem, à Yad Vashem, lieu saisissant, en particulier dans l’espace dédié aux enfants martyrs.

Ainsi à Erevan, au mémorial arménien du premier génocide du XXème siècle.

Certes, la France doute d’elle-même. L’Europe, ce « vieux continent », semble naviguer à vue, davantage orientée par les écueils à éviter que portée par un projet.

Dans beaucoup de pays du monde, on déplore aspirations à la paix outragées et droits fondamentaux bafoués.

Mais ne l’oublions jamais: la mémoire des violences du passé est aussi celle des promesses fondatrices. Et des promesses tenues. A nous d’engager dans cette voie les générations présentes et à venir.